O Roméo, Roméo Elvis // récit d'une soirée (en)diablée

Jeudi 13 avril. Bruxelles arrive dans la Cité Ardente, au rythme de la voix grave de Roméo Elvis. 
L'enfant prodige du rap belge s'apprête à enflammer la scène devant un public déjà plus que chauffé et, pour certains, bien décidé à laisser le diable danser sur les planches du Reflektor.
Roméo fait l'unanimité et nous aussi, on est charmés ; cette fois, c'est Yannick qui s'est faufilé au concert pour nous livrer un compte-rendu de sa soirée.
*

Le cerveau est un organe complexe au fonctionnement parfois mystérieux.
Fort de tous les mécanismes dont il dispose pour stocker l'information, il nous fait quelquefois faux bond sans crier gare, profitant d'une seconde d'inattention pour manifester son cruel joug.

Si j'étais personnellement présent pour la 4ème fois de l'année au comptoir de ma banque, à mi-chemin dans une explication gênée sur les tenants et aboutissants de la perte quasi mensuelle de ma carte, il n'y avait cependant aucun doute sur l'identité du vrai coupable : ma mémoire procédurale. Ce petit amas de connexions neuronales destiné aux tâches de fond semblant définitivement résolu à ne pas traiter le fonctionnement des guichets comme une vraie priorité.
"Essayez de faire un effort cette fois" me dit mon banquier, d'une froideur tangible.
"À voir" dis-je en en sortant, fier d'être à nouveau maitre de mon capital financier.  

Quelques heures après mes aventures, je passe la porte du Reflektor, en remplacement de dernière minute pour une Juliette clouée au lit par la maladie.
- "Je suis sur la guest au nom de Kathleen".
Regard perplexe de la responsable d'accueil, s'attendant vraisemblablement à une jeune fille.
- "Oui je sais je me laisse aller ces jours-ci". 
Sourire gêné et tampon sur la main au son des dernières notes de Caballero et JeanJass dont j'ai raté la totalité du concert. À regret.


Fort des 10€ acquis grâce à ma nouvelle carte, je file au bar commander un Pepsi™ bien mérité dans l'attente de l'événement de la soirée; voire de l'année aux dires de certains jeunes spectateurs peu avares d'hyperboles.

Interrompu par des cris en pleine conversation avec un camarade trentenaire sur la cruauté du temps qui passe, je me rue dans la salle pour me retrouver face à la scène occupée par Le Motel, chargé d'introduire en musique un Roméo Elvis qui harangue la foule depuis les coulisses.


Il s'élance sur scène accompagné de son acolyte Swing (L'Or du Commun) et la salle pleine à craquer hurle en coeur.

L'Entropie se manifeste sous diverses formes, parfois indécelables et infimes. Il ne me faudra cependant que quelques minutes pour réaliser que les prochaines 50 minutes seront bel et bien à placer sous le signe de la roue libre.

Les premiers signes du chaos se révèlent à moi pendant le morceau Sabena, extrait de l'album Morale 2 et tout premier titre de ce concert.


- "Tu sais où je peux trouver de la MD?" me demande mon voisin, à quelques mois de l'âge légal pour commander une bière dans un bar.
- "Ah non désolé je tourne au crack perso", pince sans rire.
Après un sourire mêlé d'incompréhension il part se fondre dans la foule au son de Diable.


À peine retourné, je remarque à ma gauche une scène étrange : un étudiant bilingue est occupé à traduire l'entièreté du morceau en néerlandais à son camarade. Une tâche ardue à laquelle il se tiendra jusqu'à la toute fin du concert.

Geweldig

À la fois ému et circonspect par la scène, je danse d'un pied sur l'autre du haut de mon mètre 67 pour entrevoir Roméo entamer Lenita, autre extrait de son album commun avec Le Motel, dont la réputation en tant que beatmaker n'est plus à faire. Ce dernier semble déterminé à donner une bonne leçon de TR-808 à toute personne qui aurait l'audace de rester statique.
"On était à Nancy hier, le public est devenu fou est ce que vous pensez pouvoir faire mieux Liège?

Un cri. Une première bière part vers le ciel, suivie d'une deuxième.
Une pluie de bières s'abat sur un public qui semble avoir passé son blocus à réviser les paroles de l'album du tandem.

Le reflektor s'enflamme et Roméo tombe la casquette avant d'entamer Morale.


Je me retrouve pendant quelques minutes fasciné par la maitrise du trio qui parvient même à engager la foule dans un pogo unanime au son cristallin d'un sample de Rhodes. On verra même un wall of death; tactique coordonnée de combat de groupes familière des concerts de métal; quelques instants plus tard.
Le public principalement adulescent est en transe.
Le trio, maitrisant les hordes, s'engage dans un morceau instrumental invitant le public à exterioriser un maximum de pulsion en un temps-record.

Les titres s'enchainent et Swing prend les devants le temps d'un titre pour remplacer un Roméo qui se dit fatigué. Au vu de l'énergie déployée depuis le début du concert, on en doute pas.

À cet instant, alors que je suis occupé à noter à l'aveugle quelques adjectifs en tentant de repérer les titres tant bien que mal, une étrange sensation me frappe.

Cela fait déjà un moment qu'une partie la salle est couverte d'un voile de fumée épais dont l'odeur n'est pas sans rappeler les allers-retours impromptus en Hollande mais quelque chose semble familier dans le visage d'un de ces hommes occupé à défier une bonne partie des lois en vigueur.

Oubliant pendant quelques secondes le concert je dévisage l'individu qui ne me semble pas inconnu.
Il me regarde à son tour et dans un flash, la vérité m'apparaît :
"Re-bonjour! Tu veux une taffe?" me demande mon banquier du haut de son deux-pièces training.
"Ah euh ..non c'est gentil".
"Pas de quoi! C'est cool hein? Moi j'aime bien."
"Euh oui...oui c'est cool
L'échange est bref.

Ce dernier retourne à son concert et je passe les instants suivants à pondérer l'improbabilité des derniers instants, le concept des apparences en général et mes futurs choix de vie pendant qu'Elvis annonce déjà les deux derniers morceaux.

Pas de rappel ce soir mais le meilleur reste à venir.
Dès les premières notes de Tu vas glisser, il déclare :
"Si vous devenez pas fou sur celle-là alors je ne comprends plus rien

Il n'en fallait pas tant pour voir le Reflektor au complet crier à l'unisson pendant l'entièreté du morceau et hurler davantage lors de l'arrivée en scène de JeanJass et Caballero pour le morceau final Bruxelles arrive, rouleau-compresseur qui clôturera le concert. Mon voisin en pleine anagogie et légèrement intoxiqué (sic) brame la totalité des paroles à pleins poumons.

Le groupe quitte la scène après un set efficace et compact d'une cinquantaine de minutes et la foule se rue à l'extérieur. Une moitié ira au bar tandis qu'une autre, plus jeune, ira attendre ses parents tournant probablement depuis quelques minutes en voiture autour de la place Xavier-Neujean. Un arc-en-ciel démographique s'il en est un. 

La salle se vide, la file au merchandising ne désemplit pas.
Je me prends à jalouser le grillz de Caballero, aperçu au loin entrain de prendre des photos.


Saluant quelques connaissances de loin, je discute du concert autour de multiples Pepsi™ avec quelques collègues musiciens liégeois, tous conquis par la performance au delà de sa brièveté. On ne se le dira pas, mais secrètement on s'imagine tous pendant l'espace d'un instant une vie alternative où l'on se serait mis au rap plutôt qu'à la guitare. 

Quand bien même, mettre d'accord des banquiers quarantenaires, des enfants, des adultes à divers degrés de conscience et des néerlandophones en moins d'une heure, ça reste une autre histoire.
Romeo et Le Motel eux sont en train d'en écrire leurs plus beaux chapitres.
Et vu leur performance de ce soir, c'est tout le mal qu'on leur souhaite. 

Sur le chemin du retour, je me prends à me dire que quand je perdrai ma carte à nouveau il faudra que je me rappelle de parler rap français avec mon banquier.
Si sa mémoire à court terme ne m'a pas déjà oublié entre la rue Saint Gilles et la Jamaïque.

YANNICK
* merci ...

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