Dans l'Enfer de (la fête en) Pierreuse



Chaque mois de mai depuis plus de 40 ans, la Fête de la rue Pierreuse (ou "Pierreuse" pour les cools kids) prête ses pavés à tous les liégeois-es et les invite le temps d'un week-end à se convaincre qu'un djembé peut être mélodieux et que les sandales, c'est stylé. 




Pierreuse c'est un peu ce petit coin dans ta chambre d'ado caché entre la paroi de ta penderie et l'angle de la cheminée (fonctionne aussi avec "la vieille caisse sous le lit") ; d'habitude on s'en foutait un peu mais chaque année en été, pour s'extraire des révisions, on avait tou-te-s soudainement une envie irrépressible d'y faire un grand tri. Malgré un confort d'exploration relatif et beaucoup de chaos, on y retrouvait avec joie quelques trésors oubliés et on laissait tomber nos responsabilités estivales le temps de cette parenthèse curieuse. 

Pour moi, c'est tout pareil. Si on considère les rues du Palais et Volière comme des éléments déco, le mojito à 3 euros comme un "trésor oublié" et une pente à 67% de dénivelé comme un "confort d'exploration relatif". 


Deux jours durant, les fanions suspendus aux colombages apparents délimitent les frontières d'un microcosme où des forces obscures semblent agir mystérieusement sur mon cynisme. On pourrait croire à raison que 48 heures de fanfare et de cris d'enfants dans la crainte perpétuelle d'une entorse à la cheville consisterait un climat propice au purgatoire. Mais il n'en est rien.

 Le cycle de la vie 


Prenez par exemple cette scène liégeoise tout à fait ordinaire et plus particulièrement lors de Pierreuse : rencontrer au détour d'une rue, en l'allégorie d'un troupeau reptilien au soleil, vos amis, une bière à la main. Dès lors, enthousiasmé-e par le caractère festif de la scène, l'envie de les rejoindre se fait sentir, et avec elle, après un certain temps, celle d'optimiser l'espace réservé aux fluides dans votre enveloppe charnelle afin de poursuivre votre lancée. Dehors ou pas, si y'a de la bière, il faut bien pisser ma bonne dame.

Sauf qu'ici, le corps est un temple et l'écologie son gourou, alors c'est toilettes sèches. Evidemment, je fais partie de ces gens qui JUGENT les toilettes sèches du haut de mon petit esprit étroit et aseptisé (alors que j'achète du boulgour en vrac), mais ici, je m'extasie. "Oh ! Il ont construit des petites cabanes en bois exprès ! Oh ! Ils ont demandé à des enfants de faire des dessins - Alors qu'on parle de TOILETTES- Oh ! Même le petit bol pour récolter la sciure est joli !". C'est quand je me surprends à sourire en assis-debout (faut pas exagérer) au schéma du cycle de la vie sur la porte intérieure que je constate l'ampleur des dégâts : mon esprit s'ouvre. 



Chiards : son et lumières

À peine remise de mes émotions, je tombe sur une grappe de gosses. Jusque là, à nouveau, rien de bien surprenant puisqu'ils représentent à eux seuls deux-tiers de la population aux alentours. Une communauté pour le coup éclectique et chatoyante : des propres, des terreux, avec ou sans chaussures, accompagnés d'une monture (pauvre Border Collie innocent), emmaillotés sur le dos, le ventre ou même parfois encore dedans, de quoi préparer vos tympans pour la saison des festivals. 



Sauf que là, je réalise que la grappe est constituée d'un trio de petits garçons de six ans qui se battent… en se lançant des canettes de Jupiler vides. Le niveau d'inconscience de cette scène jumelée à l'idée que ces enfants avaient tout de même assimilé la notion de recyclage m'a fait mourir de rire. Oui, Pierreuse a le pouvoir de rendre les enfants d'autrui divertissants. Non, je ne les ai pas interrompus.

L'Enfer de Pierreuse



Je ne vais pas vous faire la vanne d'appeler ça le "Paradis de Pierreuse" pour des raison que vous comprendrez tous (mon amour-propre). Mais je dois avouer que cette tradition me fait jubiler. Le dimanche des festivités, l'après-midi débute par une course cycliste appelée à juste titre "l'Enfer de Pierreuse". Car il s'agit d'une course qui REMONTE tout simplement la rue. Voilà, voilà, au calme.
Ah ! Contempler la souffrance des autres depuis les privilèges de notre propre confort, merci Pierreuse, c'est sans doute un message que tu approuverais (non, pardon).

L'humain, l'amour, la bière


Car en réalité, ce n'est pas un hasard si cette fête ravive le peu d'humanité fossilisée en moi : elle incarne l'essence même du concept de communauté. À l'origine, comme beaucoup de festivités dans note jolie cité, Pierreuse était une célébration religieuse, progressivement délaissée au fil des siècles. Ce n'est qu'au cours des années 70 qu'elle fut réhabilitée afin d'encourager la proximité entre les habitants et mettre en avant la diversité du quartier dans une ambiance bien entendu on ne peut plus liégeoise (entendez "bouffe, bières et musique"). La rue est d'ailleurs embaumée d'une odeur permanente de nourriture délicieuse venue des quatre coins du monde. Elle est proposée notamment par les nombreuses associations et ASBL présentes dans la rue et qui soutiennent activement des personnes en difficulté sur le territoire belge ou par de-là nos frontières (comme par exemple l'emblématique Casa Nicaragua qui soutien le développement éducatif au Nicaragua). 



Evidemment, si on aborde le folklore, impossible de faire l'impasse sur le traditionnel "concours de mangeurs de spaghettis sans les mains", et comme son nom l'indique, tout le charme qui l'accompagne. Un spectacle dominical sensationnel réservé à une élite : le lieu de cette performance mythique se trouve au sommet de la rue Pierreuse, dans La Fermette de Fafchamps. Je dois avouer que ce sont la beauté de l'endroit et ma conscience journalistique qui m'ont aidé à dépasser mes plaintes de phoque asthmatique et qu'on se sent très privilégié une fois parvenu-e en haut (surtout en VELO). Expérience absolue, l'épreuve se déroule selon la plus stricte discipline (mains dans le dos et autorisation de les utiliser SEULEMENT pour touiller avec son index) et dans un décor ahurissant entre le jardin à l'anglaise et une petite ferme à Fize-Fontaine. Après le suspens du décompte, une tablée d'enfants enroulés dans du sac poubelle (ce sens du détail m'a émue) se jette sur des spaghettis tomates végans sans Gluten comme sur leur dernier repas, ambiance un peu La Cène, version fête scolaire un peu cheap dans une école Freinet.



C'est dans cette ambiance décontractée que la nouvelle tombe : il n'y a pas assez de participants pour l'épreuve "adultes", le désastre se fait sentir et des volontaires sont appelés. Le regard appuyé de mes amis, la provocation olfactive accumulée durant la journée et la proposition d'un repas gratuit un 27 du mois on eu raison des résidus de mon sarcasme. Je décoche avec panache une bonne quatrième place et l'occasion de me faire remarquer, la journée se termine sur un vrai succès (même si j'ai dû porter le sac poubelle aussi). Il est temps de rentrer.

Su le chemin du retour, je surprends une conversation. "Non mais c'est clair, l'ail des ours c'est miraculeux pour le plexus solaire". Oh, Dieu merci, je peux de nouveau rouler des yeux. 

TEXTE + ILLUS : Manka









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