Elles s'appellent Thanaa, Clémence, Suzanne et Yara. Chaque mercredi, elles se réunissent entre deux services dans le restaurant éponyme de cette dernière pour des cours de français, dispensés gratuitement par Clémence aux 3 réfugiées syriennes. Ce jour-là, c'était à leur tour de lui donner cours et de lui apprendre la recette des feuilles de vigne. Un délicieux moment de partage.
"Yara", en arabe, cela signifie "reine du soleil", et ses parents ont décidément été bien inspirés au moment de choisir le prénom de leur fille. C'est qu'elle rayonne, Yara. Son sourire illumine toute la pièce et son rire communicatif rythme le cours de cuisine. Et pourtant, la vie ne lui a pas toujours souri à elle : étudiante en pharmacie, elle doit fuir Damas en 2014 avec son frère, Yasar, étudiant en dentisterie. Le danger dans le pays est alors à son paroxysme, et il y a un risque que frère et soeur soient emprisonnés par le régime, au simple prétexte qu'ils font des études dans le secteur de la santé. Alors leurs parents rassemblent tout, pour permettre à Yara et Yasar de quitter la Syrie pour la Belgique en toute sécurité, sans devoir passer par les bateaux. Ce sera pour eux, quand ils les rejoindront 10 mois plus tard. Suzanne, leur mère, préfère ne pas s'étendre sur ce voyage, soulignant la difficulté d'avoir envoyé ses enfants loin d'elle, mais affirmant ne pas avoir eu d'autre choix pour les protéger.
Thanaa a elle aussi quitté Damas pour la Belgique avec son mari et leurs trois enfants âgés de 14 à 18 ans. Leurs routes se sont séparées entre la Jordanie et l'Europe, et elle raconte l'inquiétude quand le bateau de son mari est resté coincé 10 jours en mer jusqu'à ce que la Croix Rouge vienne à leur secours. Les femmes parlent, racontent l'exil, le danger et la peur, mais avec une grande sérénité, et une maîtrise qui force l'admiration. Peut-être parce que quand on a vécu l'impensable, on ne réalise vraiment jamais la portée des faits. Peut-être aussi parce qu'aujourd'hui, elles se sont construites toutes les trois une nouvelle vie à Liège, loin des bombes et des armes chimiques.
Aujourd'hui, Thanaa donne des cours d'arabe au sein de l'école islamique affiliée à la mosquée d'Ans. Yara, louée depuis toujours pour ses talents culinaires, a ouvert son restaurant syrien à l'Îlot Saint-Michel. Et puis Suzanne, la mère, regarde sa fille d'un air attendri, et met la main à la pâte aussi, même si elle confie ne pas aimer cuisiner : d'ailleurs, c'est la tante de Yara qui a appris à cette dernière tout ce qu'elle savait.
Lire aussi: Chez Yara, la savoureuse reconversion de réfugiés syriens
L'air espiègle, Suzanne confie que si elle se prénomme ainsi, c'est en hommage à l'infirmière française qui l'a mise au monde, au Koweit. D'un français joliment accenté, elle raconte son histoire, enchaîne sur des blagues en arabe avec Thanaa, souligne que le secret de bonnes feuilles de vigne, c'est de ne pas les faire trop épaisses. Face à elles, Clémence, 26 ans, diplômée de sciences politiques et de philosophie, et apprentie prof de français une fois par semaine. C'est la mère d'une amie habitant tout près de Chez Yara qui lui parle de l'endroit, et pour elle qui voulait depuis longtemps s'engager auprès des réfugiés, le déclic se fait immédiatement. Et tant pis si Clémence n'a aucune expérience en tant que prof de langues : elle compense son manque de pratique par une soif d'aider et une grande curiosité.
Ces cours m'apportent beaucoup de choses à moi aussi, bien plus que ce que les filles ne le savent. Elles me donnent énormément à moi aussi sur le plan humain.
Et d'ajouter qu'on est "dans un moment de la société belge où il faut créer une dynamique d'accueil".
En attendant, il s'agit d'agiter ses doigts dynamiquement et de répliquer les mouvements rapides et précis de Thanaa et Yara. Qui éclate de rire devant une des créations de sa compatriote, dont les extrémités mal resserrées lui font dire que sa feuille de vigne a "des moustaches". L'ambiance est bon enfant et l'air de ne pas y toucher, Clémence corrige les fautes de français de ses élèves, qui répètent la formulation correcte d'un air studieux sans perdre leur concentration, le saladier de farce disparaissant à une vitesse surprenante dans les feuilles de vigne.
Dans un éclat de rire, Suzanne fait remarquer qu'au moins, l'arabe s'écrit comme il se parle, sans toutes les "lettres cachées" du français. On ne peut que lui donner raison, et écouter avec admiration Thanaa parler de son fils de 18 ans, arrivé comme elle en 2015, et devenu entre temps un des meilleurs élèves de sa classe... au point d'expliquer la grammaire française à ses condisciples liégeois.
Les sujets s'enchaînent, Thanaa raconte l'adolescente placée en foyer d'accueil à qui elle donne des cours d'arabe chaque semaine, et qui est devenue entre temps un membre de la famille à part entière, transformant l'heure de cours en des visites hebdomadaires de plusieurs heures. Suzanne explique qu'elle fera le ramadan comme chaque année, tandis que Yara réplique en riant qu'elle n'est pas certaine de le faire, parce qu'elle aime trop manger. Les femmes parlent, rient, et les rôles s'inversent : de leurs doigts habiles, Thanaa et Tara enchaînent les feuilles de vigne tandis que Clémence multiplie les essais. Et Yara de lui faire remarquer, rieuse, qu'à ce train là, "il te faudra une semaine pour en faire une". Le temps d'un cours de cuisine, les élèves deviennent maîtres, une leçon de vie presqu'aussi savoureuse que la cuisine de Yara, bonne à s'en lécher les doigts.
Texte: Kath / Photos : Clem
Aucun commentaire